Là où la Jonque me mènera ... [Ouvert]

Je n'ai plus la notion du temps.
Je ne sais depuis combien d'heures j'ai posé le pied sur ce pont.
La Jonque et ses habitants m'ont offert un endroit où me réfugier et je sais qu'ici je serai en sécurité.

Adossée au mat central qui trône fièrement et majestueusement sur le pont, je joue avec les extrémité de la corde enroulée à mes côtés. Mes yeux ne décollent pas du ciel où se succèdent les nuages aux formes imaginaires.
Tantôt un petit escargot, dont le haut de la coquille surmonté d'une forme ovale, tantôt une tête de loup avec ses dents acérées et tranchantes se déplacent lentement devant mes yeux.

Au début je pensais ne pas savoir m'habituer de suite au tangage du bateau. J'avais pensé qu'un temps d'adaptation de quelques jours aurait été nécessaire. Mais en fait il n'en est rien.
Dès que j'ai posé la pointe de mon pied sur le pont, j'ai su adapter mon pas.
Éternel mouvement lancinant et lascif.
Démarche qui se veut chaloupée, non pas pour charmer, mais pour faire corps avec le bateau qui tangue et tangue inlassablement de gauche à droite puis de droite à gauche.

Je savoure la quiétude de ce moment, fesses sur le bois usé et craquant. Usé par les mouvements rapides et furtifs de l'équipage lors de la mise en route de l'immense Voguante. Mouvements surement reproduits maintes et maintes fois. Mouvements précis, répétitifs, calculés et millimétrés.
Mais à cet instant point de mouvements brusques, point d'empressement.
Juste moi, adossée au mât.
Éternelle rêveuse ...

Des pas rapides. Déterminés.
Quelqu'un qui viens vers moi.
J'ai pas eu le temps de réagir qu'une grande silhouette se découpait devant mes yeux, me cachant le soleil.
J'ai levé les yeux et il s'est assis à mes côtés.

Je laisse un sourire se sauver.

Il m'arrache à ma rêverie. A ce ciel si bleu. Si pur.
A mes côtés le Capitaine de ce voilier de bois. Il me prend la main et me parle.

Je suis content que tu sois avec nous.

Je hoche la tête lentement.

Merci Six.
De m'avoir accueillie. Ainsi qu'Estendra. J'ai eu son message. Et je suis ici.

Je me suis bien gardée de lui dire que cela faisait un bail que je voulais mettre les pieds ici. Mais que je ne pouvais pas.
Le moment n'était jamais le bon.
Mais cette fois ci ... cette fois ci était la bonne.

De la vie. Bien sûr qu'il y a de la vie ici.
Plus que là bas. Sur la terre ferme. Que restera-t-il lorsque nous accosterons à nouveau ?
Y aura-t-il un retour sur terre d'ailleurs ?
Incertitude.

Je décroche ma nuque du mat. J'y été restée collée pendant ces quelques secondes. J'ai tourné mon visage vers lui et j'ai posé mes yeux dans les siens.
Toujours ce flash. De cette nuit.
Mes yeux descendent sur sa main. LA main.
Puis ils reviennent dans ses yeux. Et je ferme les miens un instant avant de reposer ma tête contre le mât.

Il y a des choses qui restent malheureusement gravées à vie. Même si l'on se dit que tout aurait pu être autrement.
Ce souvenir là je l'avais enfermé dans mon esprit. Dans une petite boite avec un fermoir. J'avais mis ce souvenir dedans, j'avais claqué le couvercle et avais poussé le fermoir. Et cette boite close était enfouie au fond de moi.
Mais là d'un coup elle s'est ouverte. Laissant le souvenir s'insinuer comme un intrus en moi.

J'ai été bête.
Bête de croire en un Dieu qui n'a jamais levé le petit doigt pour nous.
Bête de m'être laissée embarquer dans cette guerre idiote et inutile.
Triste que les choses se soient passées ainsi.
Mais tout ça c'est du passé.
C'est fini.
Tout a sauté. Tout doit être mort là-bas, de l'autre côté des flots.
Mais nous, nous sommes vivants et c'est le plus important.

J'ai voulu venir plutôt ... mais ...

Mais ?
Petit geste des mains paumes vers le ciel l'air de dire que les choses en étaient autrement.

Le vent est légèrement monté.
Les voiles se sont mises à claquer. Claquement qui me fit sursauter. L'espace de quelques secondes je n'était plus sur un bateau. J'étais ... ailleurs ... dans le fin fond de mes pensées.
Mais ce claquement sourd et envoutant m'a ramenée à terre. Ou plutôt sur mer.
A ces pensées j'esquisse un sourire accompagné d'un léger soupir d'aise.

Six reprend la parole alors que je laissai ma dernière phrase en suspens. Suspendue au dessus de nos têtes, partie dans les nuages tout là-haut.

Monter dans les voiles ?
Je décroche ma tête du bois du mât et le regarde avec de grands yeux ronds.

Tu veux ... ? ... monter là-haut ?

Cette fois ma mélancolie fut bousculée par un sentiment d'excitation.
Hop hop ! cassez vous les pensées assassines !!! Laissez passer l'aventure !!!
Je quittai son visage des yeux et levai la tête vers le mât central.
La vache c'est haut quand même !
Mais jouer le parfait chimpanzé était quelque chose qui allait bien avec ma personnalité. Légèrement dingue, un peu roublarde, souvent casse-cou. Ce truc là c'était pour moi !!!

Je repliai mes jambes sous moi et poussai sur mes pieds pour décoller mon dos et mes fesses du mât et venir m'installer face à Six. Les mains au sol maintenant et le dos et la nuque basculés en arrière pour mieux calculer la hauteur qui nous surplombe.

Hum ... je croie bien que c'est dans mes cordes oui ...

Ah ah !!! Joli jeu de mots ma grande !!!
D'un petit air ravi, je défiai Six du regard et souriais malicieusement de ma vanne pourrie ...

Je retiens une grimace de contrariété.
Corde... La tradition des marins veut qu'on ne prononce jamais ce mots sur un bateau.
Mais bon, je ne suis pas superstitieux, enfin, pas trop et elle ne peut pas savoir donc ça ne compte pas...

Je lui souris, content de la voir excitée de l'idée.

Allons y.

Direction les grééments